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Chaque fois que je t’aperçois
J’ai une envie de sucré
Tu es ma barre de nougat
J’ai qu’une envie, c’est de te croquer !
J’oublie les calories !
Pas moyen de résister
À une envie de sucré !
« Une envie de sucré »
Interprété par Heather Wells
Paroles et musique : Valdez/Caputo
Extrait de l’album Une envie de sucré
Disques Cartwright
— Ohé, il y a quelqu’un pour me renseigner ?
La cliente, dans la cabine d’essayage voisine de la mienne, a une voix de dessin animé.
— Ohé…
On croirait entendre Titi.
Un vendeur s’approche : je distingue le bruit de son porte-clés, cliquetant au rythme de ses pas.
— Oui, madame. Je peux vous aider ?
— Ouais.
La voix haut perchée – toujours sans corps et sans visage – de la fille me parvient par-dessus la cloison séparant nos deux cabines.
— Dites, ce jean extra-small, vous l’auriez dans une plus petite taille ?
Je me fige, une jambe en dedans et une jambe en dehors du jean dans lequel je m’efforce de rentrer. Waouh… Je me fais des idées, ou c’est limite une question existentielle ? Parce qu’au-dessous de l’extra-small, qu’est-ce qu’il peut y avoir ? On quitte le monde matériel, non ?
— Parce que normalement je fais du trente-quatre ou de l’extra-small, commence à expliquer Titi au vendeur. Et pourtant, je nage dans ce jean ! Ce qui est bizarre. Vu que je n’ai pas perdu de poids depuis que je suis venue dans votre boutique pour la dernière fois.
Miss Extra-small n’a pas tort, me dis-je tandis que j’achève d’enfiler le jean dans la cabine. Je ne sais plus quand je suis rentrée dans un quarante-deux pour la dernière fois. À vrai dire, si, je me souviens. Mais ça correspond à une période de ma vie que je préfère oublier.
Petit problème… D’habitude, je fais du quarante-six. Or, quand j’ai essayé le quarante-six, il était beaucoup trop large. Idem avec le quarante-quatre. Ce qui est étrange, car je n’ai pas fait le moindre régime amincissant récemment – à moins de compter la Sucrette que j’ai mise dans mon café au lait ce matin.
Mais je parierais que le petit pain au fromage et bacon, qui l’accompagnait a annulé l’effet de la Sucrette !
Et je suis loin d’être accro aux clubs de gym, ces temps-ci. Non que je ne fasse jamais de sport. Simplement, je m’entraîne en dehors des salles de gym. Savez-vous qu’on brûle autant de calories en marchant qu’en pratiquant le jogging ? Alors, à quoi bon courir ? Il y a un bout de temps que j’ai fait le calcul : pour me rendre à la sandwicherie de Bleecker Street, histoire de voir ce qu’ils proposent comme « Spécial du jour », il me faut dix bonnes minutes de marche.
Et, de la sandwicherie à la boutique Betsey Johnson, dans Wooster Street – j’adore son velours stretch ! –, je dois encore marcher dix minutes.
Après le déjeuner, dix autres minutes sont nécessaires pour aller déguster un cappuccino chez Dean & Deluca à Broadway – et m’assurer qu’ils font toujours ces écorces d’orange confites enrobées de chocolat noir, dont je raffole !
Et ainsi de suite, jusqu’à avoir accompli, sans même m’en rendre compte, soixante minutes d’exercice physique. Ce qui prouve qu’il n’est pas sorcier de se conformer aux recommandations du gouvernement en matière de santé publique. Si j’en suis capable, c’est à la portée de tout le monde !
Mais toute cette marche à pied a-t-elle pu me faire perdre deux tailles depuis mon dernier achat de jean ? Je sais bien que j’ai réduit ma consommation quotidienne de matières grasses d’environ la moitié depuis que j’ai remplacé les chocolats, dans la bonbonnière de mon bureau, par les préservatifs gratuits du centre médical universitaire, mais tout de même…
— Eh bien, madame, répond le vendeur à miss Extra-small, ces jeans sont extensibles. Ce qui signifie que vous devez les choisir deux tailles au-dessous de votre taille habituelle.
— Hein ?
Miss Extra-small paraît complètement perdue. Je la comprends.
— Ce que je veux dire par là, reprend le vendeur d’un ton patient, c’est que si vous faites habituellement du trente-quatre, il vous faudra un jean extensible deux tailles au-dessous.
— Pourquoi ne pas indiquer les vraies tailles ? demandé miss Extra-small – à juste titre, à mon avis.
Si le trente-quatre est en réalité un trente-huit, et l’extra-small un small, pourquoi ne pas l’inscrire sur l’étiquette ?
— C’est pour flatter l’ego des clientes, explique le vendeur, en baissant la voix.
— Hein ?
Elle aussi a baissé la voix – qui n’en demeure pas moins perçante.
— Vous comprenez…, chuchote le vendeur à son intention (mais je distingue tout de même ses paroles). Nos clientes plus enrobées se réjouissent de pouvoir enfiler un trente-huit. Alors qu’en fait elles font du quarante-deux, vous me suivez ?
Une seconde ! C’est quoi, cette histoire ?
J’ouvre soudain la porte de ma cabine d’essayage, sans prendre le temps de réfléchir, et lance à la figure du vendeur :
— Je fais du quarante-six !
Il a l’air surpris. Rien d’étonnant à ça, j’imagine. J’embraye :
— En quoi c’est un problème, de faire du quarante-six ?
— Ce n’est pas ça ! rétorque le vendeur, saisi de panique. Loin de là ! Je voulais juste dire que…
— … Qu’on est grosse, si on fait du quarante-six, c’est ça ? je lui demande.
— Non, insiste le vendeur. Vous vous méprenez… Je voulais dire que…
— Parce que, quarante-six, c’est la taille moyenne des femmes américaines. (Comme je viens tout juste de l’apprendre, grâce à un article du magazine People.) Est-ce que vous insinuez que la majorité des femmes sont grosses ?
— Non ! s’égosille le vendeur. Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire. Je…
La porte de la cabine voisine de la mienne s’ouvre et je vois enfin qui est la personne dotée d’une voix de dessin animé. C’est une jeune fille, guère plus âgée que les gamines à qui j’ai affaire dans mon travail. Elle ne se contente pas d’avoir la voix de Titi. Elle lui ressemble. Vous voyez le genre, mimi et guillerette. Et assez petite pour qu’on puisse facilement la glisser dans sa poche.
— Et comment expliquez-vous qu’il n’y a même pas sa taille ? je demande au vendeur, en désignant miss Extra-small d’un geste du pouce. Après tout, je préfère avoir des mensurations moyennes qu’être carrément ignorée !
Miss Extra-small commence par paraître un peu déconcertée.
— Mmm, ouais…, finit-elle par lancer au vendeur.
Celui-ci avale nerveusement sa salive. Et bruyamment, qui plus est. Il est clair qu’il passe un mauvais quart d’heure. Après le travail, il s’arrêtera sûrement dans un bar pour boire un verre en racontant ses misères : « Il y a ces deux hystéros qui m’ont tanné avec des histoires de tailles de jean… L’horreur, quoi ! »
À nous, il se contente de dire :
— Je… euh… je crois que je vais aller voir si on a les jeans que vous cherchez… euh… en réserve.
Et il s’empresse de décamper.
Je regarde miss Extra-small. Elle me regarde. Elle est blonde, et doit avoir dans les vingt-deux ans. Moi aussi, je suis blonde – grâce aux shampooings décolorants. En revanche, voilà plusieurs années que je n’ai plus vingt ans.
Pourtant, il est clair qu’au-delà des différences d’âge et de mensurations miss Extra-small et moi sommes désormais unies par un lien indissoluble : cette histoire de tailles de jean nous a sérieusement gonflées !
— Vous comptez le prendre ? s’enquiert miss Extra-small, en désignant le jean que j’ai sur moi.
— Je pense que oui. De toute façon, il m’en fallait un nouveau. On a vomi sur le dernier qu’il me restait, au boulot.
— Mon Dieu ! s’exclame miss Extra-small. Vous travaillez où ?
— Euh… dans un dortoir. Enfin… dans une résidence étudiante.
— C’est vrai ? s’écrie miss Extra-small, visiblement intéressée. À l’université de New York ?
J’acquiesce, et la voilà qui glapit :
— J’étais sûre de vous avoir déjà vue ! J’ai obtenu mon diplôme l’année dernière. Vous bossez dans quel dortoir ?
— Euh…, dis-je, hésitante. En fait, j’ai commencé cet été.
— Ah bon ? demande miss Extra-small, confuse. C’est bizarre. J’étais sûre de vous avoir vue quelque part…
Avant que j’aie pu lui expliquer pourquoi, la sonnerie de mon portable fait entendre les premières notes de la chanson des Go-Go’s Vacation (« Les Vacances », spécialement choisie pour me rappeler que je n’en aurai pas avant d’avoir accompli ma période d’essai de six mois, laquelle ne s’achève que dans trois mois). Sur l’écran, je vois s’afficher le nom de ma patronne. Qui m’appelle un samedi !
Une urgence, sans aucun doute…
Sauf que ce n’est probablement pas le cas. OK, j’adore mon nouveau boulot – c’est génial de bosser avec des étudiants, parce qu’ils s’emballent sur des trucs dont personne ne se soucie, tels que libérer le Tibet ou faire obtenir des congés de maternité aux ouvrières surexploitées, etc.
Mais l’un des gros inconvénients de mon travail à Fischer Hall, c’est que mon appartement est situé à moins de cent mètres. Et qu’être trop facilement accessible me complique beaucoup la vie. C’est une chose d’être joignable en permanence quand vous êtes médecin, et qu’un patient a besoin de vous. C’est une autre paire de manches, quand on vous appelle en dehors des heures de boulot parce que le distributeur de boissons fraîches a avalé la monnaie de quelqu’un, et qu’on a besoin de vous pour parvenir à mettre la main sur les formulaires de réclamation.
Je suis néanmoins consciente que certaines personnes rêveraient d’habiter assez près de leur lieu de travail pour pouvoir intervenir en cas d’incident de distributeur. Surtout à New York. La résidence n’est qu’à deux minutes à pied de chez moi. Soit quatre minutes de sport à ajouter à mon entraînement quotidien !
À propos de situation idéale, la mienne est quelque peu tempérée par la modestie de mon salaire. Je ne touche que vingt-trois mille dollars brut par an (soit environ douze mille dollars après déduction de la totalité des charges) et à New York, avec douze mille dollars par an, on peut tout juste se payer de quoi manger et, de temps à autre, un jean comme celui que je suis sur le point de m’offrir – quelle que soit la taille indiquée sur l’étiquette. Je n’aurais pas les moyens de vivre à Manhattan sans mon second boulot, lequel me permet de payer mon loyer. Je n’ai pas de logement de fonction car à l’université de New York seuls les directeurs de dortoir – euh… de résidence universitaire –, et non les directeurs adjoints, ont le « privilège » de pouvoir y loger.
Et cependant, j’habite assez près de Fischer Hall pour que ma chef se sente le droit de m’appeler quand bon lui semble, et de me demander de passer dès qu’elle a besoin de moi.
Le samedi par exemple. Alors que, par une belle journée de septembre, je m’apprête à acheter un nouveau jean, parce que la veille au soir un étudiant de première année est tombé ivre mort après avoir bu quelques gins tonic de trop au Corbeau ivre. Et qu’il a eu la mauvaise idée de tout vomir sur moi au moment où, accroupie auprès de lui, je lui prenais le pouls.
Avant de répondre, je pèse le pour et le contre. Le pour : peut-être Rachel m’appelle-t-elle afin de me proposer une augmentation – c’est très improbable. Le contre : sans doute Rachel va-t-elle me demander de conduire à l’hôpital un gamin de vingt ans plongé dans un coma éthylique – très probable. C’est alors que miss Extra-small pousse un cri perçant.
— Oh mon Dieu ! Je sais pourquoi j’avais l’impression de vous connaître ! On ne vous a jamais dit que vous étiez le sosie d’Heather Wells ? Vous savez, la chanteuse…
Je décide, vu les circonstances, de laisser la boîte vocale répondre à ma place. Les choses vont déjà assez mal comme ça, avec cette histoire de taille. Et maintenant… ça ! Décidément, j’aurais mieux fait de rester chez moi, et de commander ce nouveau jean sur Internet !
— Ah oui, vous trouvez ? je réponds, avec un manque d’enthousiasme évident, auquel elle semble peu sensible.
— Oh mon Dieu ! s’exclame-t-elle à nouveau. Vous avez aussi sa voix ! C’est vraiment troublant. Mais, ajoute-t-elle dans un gloussement, pourquoi Heather Wells irait-elle travailler dans un dortoir ?
— Dans une résidence universitaire.
J’ai corrigé machinalement. Après tout, c’est comme ça qu’on est censé les appeler, le mot « résidence » donnant l’impression de rapports chaleureux et solidaires entre les étudiants – à qui l’idée de vivre dans un dortoir pourrait paraître froide et institutionnelle.
Comme si le fait que les Frigidaires sont fixés au sol n’était pas une sacrée preuve de froideur institutionnelle !
— Ohé, reprend miss Extra-small en recouvrant ses esprits. Il n’y a pas de honte à ça… Être directrice adjointe d’un dortoir, je veux dire. Et ça ne vous a pas vexée, j’espère, que je vous compare à Heather Wells. En fait… j’avais tous ses albums. Et un grand poster d’elle sur le mur de ma chambre… quand j’avais onze ans.
— Je ne suis pas du tout vexée.
Miss Extra-small est visiblement soulagée.
— Tant mieux ! dit-elle. Eh bien, je crois que je vais devoir me mettre en quête d’une boutique qui vende des vêtements à ma taille.
— Ouais, je rétorque, à deux doigts de lui suggérer le rayon enfant du magasin Gap.
Mais je me ravise. Après tout, ce n’est pas sa faute si elle est si menue. Pas plus que la mienne, si je suis dans la moyenne des femmes américaines.
Ce n’est qu’une fois devant la caisse que j’écoute ma messagerie pour savoir ce que Rachel, ma chef, attend de moi. Sa voix, d’habitude parfaitement maîtrisée, dissimule mal un tremblement de panique :
— Heather, je t’appelle pour te dire qu’il y a eu un décès dans le bâtiment. Quand tu recevras ce message, appelle-moi tout de suite, je t’en prie.
Je laisse le jean taille quarante-deux à la caisse et accomplis quinze minutes d’entraînement supplémentaire en me précipitant hors du magasin, et en courant – oui, en courant – jusqu’à Fischer Hall.